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[Conte] : Moïse et le berger


contes

Sur sa route, Moïse vit un jour un berger

Et ce berger disait: « Ô mon Dieu, mon Aimé

Où es-tu pour que je puisse te servir?

Pour que je couse tes sandales, que je te peigne

Que je lave tes vêtements, que je t’épouille

Que je t’apporte du lait, ô Toi qui as tout !

Que j’embrasse tes mains adorées, que je te masse les pieds

Que je nettoie ta place à l’heure du coucher

À toi je donne toutes mes chèvres en sacrifice

Toi mon désir, mon souvenir, toi mes soupirs … »

Ainsi parlait le berger, paroles insensées

Moïse lui dit: « À qui parles-tu, ô berger ! »

« À Celui qui nous a créés, répondit le berger

Lui qui a fait la terre et la voûte céleste. »

Moïse s’écria: « Hélas ! Malheur à toi!

Te voilà donc impie avant d’avoir la foi

Quelles sottises tu profères ? Quels blasphèmes, quelle folie!

Remplis ta bouche de coton, fais silence

Tes blasphèmes ont souillé le monde de leur puanteur

Ils ont lacéré la soierie de la religion.

Toi, tu as besoin de sandales et de bas

Mais un tel Soleil, qu’a-t-il besoin de cela ?

Si tu ne cesses pas de parler de la sorte

Un feu viendra brûler les habitants du monde

S'il n’y avait pas de feu, pourquoi cette fumée ?

Ses volutes témoignent de ton âme enfumée !

Puisque tu sais que Dieu est le Juge suprême

Comment peux-tu croire à tes sottises effrontées ?

Une amitié sans sagesse n’est qu’inimitié

Quel besoin Dieu Tout-Puissant a-t-il de tes services ?

À qui crois-tu parler ? À tes oncles, tes familiers ?

Le Dieu de Majesté a-t-il un corps ou des besoins ?

Ne boit du lait que celui qui doit croître

Ne portent des sandales que ceux qui ont besoin de pieds.

[…]

Pieds et mains sont louanges en ce qui nous concerne

Mais appliqués à Dieu, ce ne sont qu’impuretés

Il n’engendre pas et n’a pas été engendré

Voilà ce qu’il convient de dire du Créateur

Lui qui a créé ce qui engendre

Lui qui a créé ce qui est engendré

« Être engendré » convient à ce qui est corporel

« Engendrer » appartient à ce côté de la rivière

Tout ce qui vient à l’être se corrompt et décline,

Est accident et nécessite un créateur. »

Le berger dit: « Ô Moïse, tu m’as scellé la bouche !

Tu as brûlé mon âme du feu du repentir ! »

Déchirant ses vêtements, il poussa un soupir

Brûlé, il fit cap sur le désert et disparut

Alors Moïse entendit en lui la voix de Dieu:

« Pourquoi as-tu éloigné de Moi mon serviteur?

Es-tu venu pour unir ou bien pour désunir ?

Évite la séparation autant que faire se peut

Rien n’est plus détestable que le divorce à Mes yeux

À chacun j’ai donné une manière d’être

J’ai donné à chacun une façon de dire

Ce qui pour lui est louange, pour toi est un blâme

Ce qui pour lui est miel pour toi est un poison

Moi, Je suis au-delà de la pureté et de l’impureté

Au-delà de la paresse et de la diligence

Mes commandements ne servent pas Mes intérêts

Ils sont l’expression de Ma générosité

Les indiens me louent dans la langue de l’Inde

Les gens du Sind me louent dans la langue du Sind

Ce n’est pas Moi que leurs louanges purifient

Ils se purifient eux-mêmes et leurs mots deviennent perles

Que M’importe la langue, que M’importent les mots

Moi, je regarde l’âme, je regarde l’intention

Je regarde le cœur pour voir s’il est humble

Même si la parole n’a pas l’air d’être humble

Les mots sont accidents et le cœur est l’essence

L’accident est second, l’essentiel c’est l’essence

Combien encore de mots, de métaphores, de comparaisons ?

Recherche la brûlure, c’est la brûlure que je veux !

Allume dans ton cœur un feu fait d’amour

Et brûle tout entiers les pensées et les mots

Il y a ceux qui connaissent la loi, Ô Moïse !

Et d’autres dont l’âme et l’esprit ont été consumés

À chaque instant, un feu consume les amants

À village détruit, point d’impôt ni de dîme

S’il se trompe en parlant, ne l’accable donc pas

Ne lave pas le sang qui recouvre le martyr

Le sang est plus précieux aux martyrs que l’eau pure

Cette erreur est meilleure que cent bonnes actions

À l’intérieure de la Ka ‘ba, on ne cherche plus la Qibla

Qu’importe si le plongeur ne possède pas de bottes!

Ne demande pas la guidance aux enivrés

Ni à ceux dont la robe est déchirée, de la raccommoder !

La religion d’amour n’est pas comme les autres religions

Les amants ont Dieu seul comme credo et comme religion

Si le rubis ne porte pas de sceau, qu’importe ?

L’amour est sans chagrin même au cœur du chagrin ! »

Puis Dieu révéla au tréfonds du cœur de Moïse

En secret des mystères dont on ne peut parler.

Bien des paroles coulèrent dans son cœur

Les visions et les mots ensemble se mêlèrent

Maintes fois il fut ravi puis revint à lui-même

Maintes fois il s’envola de la pré éternité à l’éternité.

Après cela, si je parle, ce serait sottise.

C’est au-delà de la parole et de la compréhension

Si je parlais, la raison serait emportée

Si j’écrivais, bien des plumes en seraient brisées.

Quand Moïse entendit les reproches de Dieu

Il partit à la recherche du berger en errance

Courant dans le désert, suivant la trace de ses pas

Il souleva la poussière de l’étendue déserte.

Ceux dont l’âme est troublée ont un pas différent

Et ils ne marchent pas comme les autres gens.

Tantôt ils marchent droit comme la tour des échecs

Et tantôt comme le fou, ils marchent de travers.

Tantôt, comme une vague, ils montent jusqu’au faîte

Et tantôt ils vont sur le ventre, comme les poissons.

Tantôt, ils écrivent leur état sur le sable

Comme un géomancien qui tire les augures.

Finalement Moïse retrouva le berger

« Bonne nouvelle, dit-il, un ordre vient d’arriver

Ne recherche aucune règle, aucune convention

Laisse ton cœur serré dire ce qui lui plaît

Ton blasphème est piété, ta religion, lumière de l’âme

Tu es sauf; grâce à toi le monde est à l’abri

Dieu fait ce qu’Il veut et Il t’a exempté.

Va le cœur léger et dis ce qu’il te plaît ! »

« Ô Moïse ! répondit le berger, j’ai dépassé cela

Je baigne désormais dans le sang de mon cœur

J’ai dépassé le jujubier de la limite

J’ai fait un bond de cent mille ans de l’autre côté.

Grâce à ton fouet, mon cheval a caracolé

Et d’un bond, il a dépassé la voûte azurée.

Puisse la nature divine s’unir à ma nature terrestre.

Bénie soit ta main et béni soit ton bras

Mais tout ce que je dis ne dit pas mon état

Désormais mon état est impossible à dire… »



Rûmî, Mathnavi II, 1724-1795.

Traduction française de Leili Anvar, dans son livre Rûmî - la religion de l’amour, éd. Entrelacs, 2004, p.266-271


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