Rûmî raconte dans son Mathnawî, cette histoire. Rappelons à ce propos que Rûmî, qui était iranien et vivait en Anatolie au 13ème siècle, tient son nom de la ville de Rûm : on l’appelait le «Byzantin».
Un jour, un roi appela à son palais des peintres venus les uns de la Chine et les autres de Byzance. Bien entendu, Chinois et Grecs prétendaient être les meilleurs. Le roi les chargea de décorer de fresques deux murs qui se faisaient face. Un rideau fut tiré entre les deux groupes de concurrents qui peignaient chacun sur un mur sans se rendre compte de ce que faisaient leurs rivaux. Mais tandis que les Chinois employaient toutes sortent de peinture et déployaient de grands efforts, les Grecs se contentaient de polir leur mur et de le lisser sans relâche. Lorsque le rideau fut tiré, on put admirer les magnifiques fresques des peintres chinois se reflétant sur le mur opposé qui brillait comme un miroir. Tout ce que le roi avait vu et admiré sur le mur des Chinois semblait beaucoup plus beau que sur le mur d'en face.
Quelques clefs pour la compréhension de ce conte selon Rûmî et Eva de Vitray-Meyerovicth
Les chinois représentent les gens du monde.
Les peintres de Byzance (le Grecs) quant à eux représentent les soufis – les mystiques
Le levé de rideau correspond au dévoilement signifiant que les choses apparaissent dans leur vérité première. A ce moment–là, les peintures chinoises, symbolisant les formes terrestres et la beauté du monde matériel, se reflètent dans le mur poli tel un miroir par les peintres de Byzance. Le reflet est ainsi plus beau que la réalité, car dans un cœur absolument dépouillé de toute image, vient se refléter, comme dans un miroir sans tache, toute la beauté du monde.
Le sens profond de cet apologue
Dans sa conclusion, Rûmî confère à cette anecdote une dimension de conte mystique et nous dit :
Les Byzantins sont les soufis (c’est–à–dire les mystiques). Ils sont sans étude, sans livre, sans érudition, mais ils ont poli leur poitrine, ils ont purifié du désir, de la cupidité, de l’avarice et des haines, leur cœur. Cette pureté du miroir est, sans nul doute, le cœur qui reçoit d’innombrables images. Il garde en son sein la forme infinie et sans forme de l’invisible, reflétée dans le miroir de son cœur. Bien que cette forme ne soit pas contenue dans le ciel, ni dans l’empyrée, ni dans la sphère des étoiles, ni sur le globe, car toutes ces choses sont limitées et dénombrées, sache que le miroir du cœur est sans limite. Ici, l’entendement devient silencieux, sinon il induit en erreur, car le cœur est avec Dieu ou plutôt le cœur, c’est Lui. Le reflet de chaque image brille éternellement à partir du cœur seul, tant dans la pluralité qu’en dehors d’elle. Ceux qui ont poli leur cœur ont échappé aux parfums et aux couleurs. Ils contemplent sans cesse la beauté, à chaque instant. Ils ont abandonné la forme et l’écorce de la connaissance. Ils ont brandi l’essence et l’océan de la connaissance mystique. Depuis que les formes des paradis ont resplendi, elles ont trouvé les tablettes de leurs cœurs réceptives. De l’empyrée, de la sphère étoilée et du vide, ils reçoivent cent impressions. Quelles impressions? En vérité c’est la vision même de Dieu...
Conte tiré du Mathnawî de Rûmî, raconté par Eva de Vitray-Meyerovitch dans le livre Eva de Vitray-Meyerovitch Islam l'autre visage page 138-139